HISTOIRE DE L’ART / CONFÉRENCES THÉMATIQUES
Temps
01
Arts de l’espace et
arts du temps
Vittore Carpaccio (1465-1526) Saint Augustin
La tradition use d’une classification des arts comme arts de l’espace (sculpture, architecture, peinture) ou arts du temps (musique et danse, et bien entendu, aujourd’hui, cinéma). Pourtant la conscience du temps, avec son inéluctable fuite, ne peut qu'être présente dans tous les arts, et pas seulement, bien entendu, ceux qui en sont techniquement dépendants. Ne serait-ce que par le fait que toute création humaine est, selon la belle phrase de Gilbert Durant, "entreprise euphémique pour s'insurger contre le pourrissement de la mort".
1.1
Problèmes de patrimoine
Pourtant ces créations ne sont pas à l'abri: le temps marque l'œuvre, de façon naturelle en la dégradant ou la patinant, de la main de l'homme en la transformant pour des raisons sociologiques, économiques, morales, esthétiques, ou même, paradoxalement, dans une volonté de conservation qui conduit à de malheureuses restaurations.
Poésie des ruines
Dans le premier cas, Bernard Lamblin (Peinture et temps, Klincksieck) note que la disparition partielle des œuvres a fait naître "une nouvelle nuance du sentiment esthétique: la poésie des ruines". Poésie qu'utiliseront, entre autres, Le Lorrain comme convention du paysage "idyllique", et Hubert Robert (qui ira même jusqu'à imaginer la grande galerie du Louvre en ruine).
– Robert Hubert (1733-1808) Alexandre le Grand devant le tombeau d'Achille
– Robert Hubert (1733-1808) Vue imaginaire de la Grande Galerie du Louvre en ruines
– Robert Hubert (1733-1808) Vue d'une salle du musée des Monuments Français
– Robert Hubert (1733-1808) Projet d’aménagement de la Grande Galerie
Spécialisé dans la peinture d’architectures, Hubert Robert fait l’inventaire des bâtiments de France (Le pont du Gard...) et rend compte des projets en cours. C’est à partir de ces projets d’aménagements (projection sur l’avenir) qu’il imaginera le futur lointain où tout ne sera plus que ruine.
Malheureusement la disparition peut devenir définitive..
Transformations & dégradations volontaires
Quant au deuxième cas, il est sans doute pire encore. Certaines œuvres ont subi des démembrements pour des raisons commerciales ou simplement de goût (personnel, ou d'une époque). Pour les plier à la "bienséance", les nus ornementaux de la Chambre de Mme d'Étampes à Fontainebleau avaient été recouverts de draperies à l'instigation de la prude épouse de Louis-Philippe, jusqu'à ce que Malraux les fasse remettre dans leur état d'origine. Par ailleurs cette chambre, destinée à l'origine à la maîtresse de François Ier, fut transformée en escalier par Gabriel sous Louis XV, cette fois pour des raisons pratiques, puis recouverte d'un dôme incongru sous Louis-Philippe (avec décor discutable d'Abel de Pujol), pour des raisons de mode.
Ayant ainsi perdu son parquet et son plafond, la chambre, qui a gardé son nom tout en n'ayant plus rien d'une chambre, porte la marque malheureuse du temps.
– Fontainebleau, avant et après, nus du Primatice
– Fontainebleau, escalier du roi (Gabriel)
Conservation
A l’opposé, depuis toujours, on a tenté de préserver et conserver les œuvres du patrimoine. Notons d'ailleurs que toute forme de conservation, dans des collections ou des musées (qu'il soit personnels ou patrimoniaux) est un effort pour s'approprier le temps. A la Renaissance, tout lettré, tout « grand », possède un « cabinet de curiosités » où s’enferment les curiosités les plus diverses, des objets archéologiques, artistiques ou précieux, aux cornes de licorne (évidemment fabriquées par des charlatans). Souvent des galeries présentent dans les palais des œuvres d’art antiques ou contemporaines.
– Vittore Carpaccio (1465-1526) Saint Augustin
Dans une premier temps, le personnage (un saint dans un cabinet de travail) avait été identifié comme saint Jérôme, d’autant que l’oeuvre est située dans la Scuola des Esclavons (Dalmates) qui avaient pour patrons saint Georges, Saint Tryphon et Saint Jérôme. Mais à l’issue d’une recherche iconographique plus approfondie (Roberts, 1959), on s’est aperçu que ce ne pouvait être lui. Les détails, en effet, montrent des objets divers: certains humanistes (objets de collection, livres, astrolabes, sphère armillaire), d’autres religieux (prie-dieu, mosaïque de l’absidiole, missels enluminés, autel avec les objets du culte, la mitre et la crosse, attributs des évêques). Or saint Jérôme a été cardinal, mais pas évêque. Saint Augustin, par contre, l’a été et a, selon une légende publiée à Venise en 1485, une relation avec saint Jérôme: alors qu’il lui écrivait, il aurait été ébloui de lumière tandis que sa voix lui prédisait sa propre mort et sa montée au ciel. Ainsi s’expliquent des détails: la lumière de droite, le geste arrêté d’Augustin, les partitions musicales (celle sur l’écritoire serait un hymne ambrosien, et c’est saint Ambroise qui avait converti saint Augustin).
Détails
Le chien blanc : Investi de valeurs diverses et contradictoires, le chien au Moyen Age peut représenter jalousie, colère, possession par le diable, ou au contraire foi et fidélité. Le chien blanc marque généralement la bonté et la piété de la personne auprès de laquelle il est représenté.
Tablette avec livres, objets d'art (bronzes Renaissance et objets archéologiques), sous la torchère
Livres et astrolabe
Sphère armillaire
Livres
Partitions musicales (textes séculaires)
Partitions musicales, séculaire, et, sur l'écritoire, hymne Ambrosien
Christ de bronze, oeuvre d'Antonio Lombardo (?)
Cabinets de curiosités/musées
– Anonyme () Cabinet de curiosités, fin XVIIe
– Anonyme () Le cabinet d'Ole Worm, 1655 (gravure)
Ole Worm ou Olaus Wormius (1588-1654) médecin et collectionneur danois, à qui son père Willum Worml laissa une grande fortune. Grande collection (intégrée après sa mort à celle du roi Danois Frédéric III) de textes runiques, d'objets d'histoire naturelle. Scientifique à la frontière de l'ancien et du moderne.
– Anonyme () Le cabinet de Ferrante Imperato à Naples, 1672 (gravure)
– Anonyme () Le cabinet de Ferdinando Cospi à Bologne, 1677 (gravure)
– Federico III de Montefeltre (1422-1482) Studiolo dans Palazzo Ducale à Urbino, 1473-76
Marqueterie attribuée à Giuliano et Benedetto da Maiano
– Robert Nanteuil (1623–1678) Mazarin parmi ses collections (gravure)
1.2
Le temps du faire
Toute œuvre est soumise au temps de l’action qui la constitue
– Jean-Honoré Fragonard (1732-1806) Portrait de M. de la Bretèche
Au verso "Portrait de Mr de la Bretèche peint par Fragonard en 1769 en une heure de temps"
– Georges Mathieu (1921-2012) [site extern]
En 1954, il peint de grands formats accordant, dans un état "extatique", toutes les vertus à la rapidité d'exécution
– Paul Cézanne (1839–1906) La Montagne Sainte-Victoire vue de Montbriand
Déplacement du spectateur
Toute œuvre inscrite dans les trois dimensions de l'espace nécessite de la part du spectateur un déplacement. Parcours dans l'architecture, parcours autour d'une sculpture. Quant à l'œuvre bidimensionnelle, supposée être vue par un observateur immobile, elle est, elle aussi, perçue par cheminements: l'œil, d'abord attiré par un point ou un détail, accomplit ensuite un déplacement discursif, en principe suggéré par la structure de l'œuvre, mais pas toujours, ni obligatoirement.
Notons en outre que dans le cadre de certains courants contemporains, la "lecture" nécessite un déplacement réel ou imaginaire (qui reconstitue le temps d'écriture et le trajet des traces dans une peinture gestuelle). Et ajoutons que dans le monde extrême-oriental, où le temps est omniprésent, le rouleau de peinture (makemono s'il est horizontal, kakemono pour le vertical) se déroule souvent selon un certain rite, et ne se lit que peu à peu.
– Tapisserie de Bayeux - L’épopée de Guillaume Le Conquérant en 1066
– Yacoov Agam (1928-) Double métamorphose III, Contrepoint et enchaînement, 1968-1969
Œuvre en 3 dimensions. Installation mixte Huile sur relief d'aluminium, 124x186 cm
Cette pièce est l’un des tableaux transformables qui ont valu à leur auteur d’obtenir, à vingt-cinq ans, sa première exposition personnelle à Paris. La surface de ces panneaux, constituée d’une succession de prismes triangulaires met le spectateur en face d’une série d’arêtes verticales, l’invitant à quitter sa position habituelle pour en appréhender les côtés. Mais lorsque l’un des deux se découvre, c’est en recouvrant l’autre, de sorte qu’il ne peut à aucun moment, ou aucun endroit, en avoir une vision complète.
– Jésus Raphael Soto (1923-2005) Gran doble escritura (Grande écriture double), 1977
Bois peint et métal, 253,5x380x30 cm
Dans cette composition Soto réunit deux formes de mouvements explorées par les artistes cinétiques: il joint au mouvement aléatoire de tiges de fer suspendues, le mouvement optique produit par leur interférence avec les plans de fond. Marquée par les idées des constructivistes, son œuvre s’intéresse aux transformations de l’espace perçu dans le mouvement. Pour ce faire, ses compositions mettent en jeu l’ambiguïté traditionnelle des rapports entre fond et forme. Son geste se démarque ici par le parti-pris de faire littéralement sortir la forme du fond, en opposant un volume à une surface plane, pour précisément les confondre. Les tiges de métal suspendues face au plan se fondent dans celui-ci et semblent perdre leur volume. [Site extern : œuvres "optiques" de Soto]
1.3
Le temps du regard
Paul Klee (1879-1940), dans les années 1920, écrivait (Théorie de l'art moderne):
"Dans l'œuvre d'art, des chemins sont ménagés à l'œil du spectateur en train d'explorer comme un animal pâture une prairie… L'œuvre d'art naît du mouvement, elle est elle-même mouvement fixé, et se perçoit dans le mouvement (muscles des yeux)…L'œuvre plastique présente pour le profane l'inconvénient de ne savoir où commencer, mais pour l'amateur averti, l'avantage de pouvoir abondamment varier l'ordre de lecture et de prendre ainsi conscience de la multiplicité de ses significations."
L'œuvre serait donc mouvement, mouvement de la création tout d'abord, perçu dans un déplacement réel dont l'artiste aurait prévu les cheminements, lesquels ne sont pas pour autant immuables puisque Klee en admet (en apprécie) la variabilité. Au même moment, des artistes français issus du Cubisme fondaient leur réflexion sur la pensée de Bergson (1859-1941):
Le temps réel (la durée),
Concret
Hétérogène
N'est que changement dynamique.
– Guardi Francesco (1712-1793) Départ du Bucentaure vers le Lido de Venise, le jour de l'Ascension
Le doge s'apprête à participer à l'événement majeur des fêtes de l'Ascension, le mariage de Venise avec l'Adriatique, qui commémore la conquête de la Dalmatie au XIVe siècle. Il va gagner le Lido à bord du Bucentaure, son bateau d’apparat. Le premier regard sur l’oeuvre permet de saisir l’importance du Bucentaure, élément central et essentiel. Mais ce n’est que par un balayage de ce qui apparaît comme un fouillis que se repèrent peu à peu, et par des effets de fixation (zoom), les détails de l’oeuvre, et du coup la qualité du style de l’artiste.
Guardi Francesco - 4 tableaux: récit en images
Douze tableaux de Francesco Guardi évoquent les solennités organisées en 1763 lors de l'élection du doge Alvise IV Mocenigo (1763-1778) qui est peut-être à l'origine de la commande. Guardi peindra les cérémonies du mois de mai 1763, ainsi que les fêtes qui suivront à différents moments de l'année.
– Guardi Francesco (1712-1793) Le couronnement du Doge de Venise sur l'escalier des Géants au palais Ducal
– Guardi Francesco (1712-1793) Le Doge remercie le Conseil Majeur
– Guardi Francesco (1712-1793) Le Doge assiste aux fêtes du Jeudi Gras sur la Piazzetta
– Guardi Francesco (1712-1793) Le Doge se rend à la Salute, le 21 novembre
2.0
Le temps dans
la représentation
2.1
Le temps représenté, le temps du récit
L’artiste choisit une représentation séquentielle en trois tableaux afin de rendre compte de son déroulement. Peints entre 1456 et 1460, ils célèbrent la bataille de San Romano, au cours de laquelle en 1432, les Florentins, sous le commandement de Niccolò da Tolentino, avaient assailli et défait les Siennois, alliés à la famille Visconti de Milan. Trois panneaux réalisés pour une chambre du Palais Medicis de la Via Larga (Florence, Louvre et Londres).
Chronologiquement :
– Uccello (dit), Paolo di Dono (1397-1475) La Bataille de San Romano: Résistance de Niccolo da Talentino à l'attaque siennoise
La Galerie nationale, Londres
– Uccello (dit), Paolo di Dono (1397-1475) La Bataille San Romano: Arrivée des renforts: la contre attaque de Micheletto da Cotignola
Musée du Louvre, Paris
– Uccello (dit), Paolo di Dono (1397–1475) Bataille de San Romano: Bernardino della Ciarda (Siennois) désarçonné
Musée des Offices, Florence
Outre ce découpage en trois moments successifs saisis en instantanés, la représentation du mouvement se fonde sur une décomposition d’un seul mouvement, déroulé dans le temps, développé d’un personnage à l’autre.
Tableau du Louvre: temps et mouvement
A droite, la masse des guerriers attend l'assaut, la verticalité des lances suggère cette attente. Au centre de la composition, sur son cheval noir cabré, Micheletto da Cotignola donne le signal de l'attaque. Le mouvement s'accélère vers la gauche, les lances s'ouvrent en éventail face à l'ennemi. Un mouvement général est donné par la direction des lances, des bannières, la position des chevaux, de la droite vers la gauche du tableau. Cf l'attitude des chevaux: le cheval de droite est encore solidement campé sur ses pattes; le cheval blanc, à sa gauche, commence à partir: une de ses pattes est levée. Le cheval noir de da Cotignola s'élance, dressé sur ses deux pattes postérieures, mais il est encore retenu par le regard qu'il porte vers l'arrière. Enfin, le cheval brun de gauche est complètement lancé vers l'avant. Les chevaux ne sont donc pas perçus séparément les uns des autres, mais comme traversant l'espace du tableau en donnant une sensation d'accélération.
Décomposition du mouvement (anticipation des chronophotographies de Marey) dans le groupe de cavaliers à gauche: les cinq lances qui s'abaissent progressivement de droite à gauche nous indiquent qu'il y a cinq personnages. Or, nous ne voyons qu'un seul cheval, et l'enchevêtrement des armures rend difficile la visualisation des cinq cavaliers. L'impression est donc celle d'un seul cheval monté par un seul cavalier qui exécute une série de mouvements de droite à gauche en rabattant sa lance pour charger. Par ailleurs, les cuirasses des chevaliers étaient recouvertes de feuilles d'argent destinées probablement à produire des effets de réflexion et de multiplication des images, ce qui devait encore amplifier l'illusion du mouvement.
Frise ionique et métope dorique, les formes du récit
Deux volontés de représenter le temps, deux styles. L'un, dramatique, procède par ellipse et met en exergue les épisodes considérés comme essentiels, l'autre, épique, narre l'action toute entière. Et deux manières de solliciter le regard. La frise oblige le spectateur à effectuer un parcours, donc à ne saisir l'œuvre que dans la durée de son déplacement. Une métope peut se percevoir dans son ensemble, d'un endroit fixe.
D'emblée est posé un double problème: celui de la représentation (de la suggestion) du temps, celui de la perception de l'œuvre.
La frise du trésor des Siphniens Gigantomachie
Le trésor de l'île de Siphnos (vers 525 avJC): goût de l'ordre ionique pour le décor ornemental et sculpté: la frise est continue, chaque côté de l'édifice étant consacré à un épisode. A l'Ouest, le Jugement de Pâris. Au Sud, l'enlèvement des filles de Leucippe par les Dioscures. A l'Est, une Assemblée des dieux assistent à une bataille de la guerre de Troie. Au Nord, la Gigantomachie: les dieux affrontent les Géants pour les soumettre.
NB- Les trésors sont des édifices de taille généralement modeste, implantés sur le site sans réel schéma directeur. Érigés par les cités à l'occasion d'un événement heureux, ils servaient de "chapelles votives" en présentant des offrandes ou en glorifiant un exploit. Particulièrement nombreux à Delphes qui en comptait une vingtaine, des trésors existaient dans tous les grands sanctuaires grecs. Si les offrandes qu'ils contenaient ont généralement été perdues, ils valent surtout aujourd'hui par leur architecture. Les plus anciens, tel le trésor des Corinthiens, érigé à l'initiative du tyran Cypsélos vers 600 avant Jésus-Christ, sont de simples chambres. Mais, à partir de 530 avant Jésus-Christ, le porche à deux colonnes - ioniques ou doriques - prédomine.
Delphes, trésor des Athéniens
Le trésor des Athéniens à Delphes a fait l'objet d'une recherche du meilleur emplacement : il se trouve dans un virage de la montée vers le temple d'Apollon. On le voit donc de l'entrée du sanctuaire mais aussi du temple. Il commémore la victoire de Marathon. Le décor est composé de métopes d'ordre dorique représentant, entre autres, le demi-dieu Héraclès. Sur l'avant, il présente une "amazonomachie" (combat de Grecs contre le peuple des Amazones).
Sur la gauche, une "théséide" (scène renvoyant au mythe de Thésée, héros spécifiquement athénien, puisqu'il est considéré comme le fondateur de la cité). Sur la droite, une "héracléide" (scène renvoyant au mythe d'Héraclès, héros péloponnésien, et aux combats de ce dernier contre la sauvagerie; à l'arrière, enfin, se trouve la "géryonide" (épisode du mythe d'Héraclès dans lequel le héros ramène les boeufs de Géryon à leur propriétaire). Ainsi, le monument proclame que les Athéniens ont sauvé la Grèce de la sauvagerie: c'est une motivation politique placée sous l'égide d'Apollon. La démesure du propos est à la limite de l'"hybris" (fait de dépasser son statut d'homme et de se substituer aux dieux).
– Héraclès et la biche aux pieds d'airain
– Héraclès et Kyknos, fils d'Arès et redoutable brigand
– Thésée et Antiope, reine de Amazones, dont il eut un fils, Hippolite
– Thésée et le Minotaure
2.2
Le temps symbolisé
Les symboles font partie de l'imaginaire des sociétés, voire de l'humanité: schématiquement, rappelons que toute circularité (roue, rosace, zodiaque, spirale, serpent enroulé sur lui-même) figure l'aspect cyclique du temps; chemin, rivière, fil, en représentent l'aspect linéaire, le temps historique, celui de la vie. Image de la destinée, le fil se coupe que tiennent en leurs mains les Moires, "à qui le prudent Zeus a accordé le plus haut privilège" (Hésiode, La théogonie). Les grandes déesses de toutes les religions filent ainsi la destinée: on leur doit l'invention du tissage, fondé sur la répétition, l'alternance du passage du fil, tissage qu'Athéna enseignera à Pandore, tissage que fera et défera Pénélope.
Le Parques
– Paggi Giovanni Battista (1554-1627) Les trois Parques
Moires grecques. Le dessin (mis au carreau, ce qui suppose un agrandissement ou une peinture ultérieurs) détaille les actions: Athropos file, Clotho dévite et Lachésis coupe.
– Pilon Germain (1535-1590) Les Trois Parques
Le temps va être ainsi souvent figuré sous une forme ou sous une autre, prenant l'apparence humaine d'un vieillard barbu, du Chronos grec ou de son équivalent romain Saturne (dont la représentation la plus terrible est le Saturne dévorant ses enfants de Goya), ou plus simplement encore celle de la mort. L'image de la mort (visible ou sous-entendue) est présente dans toutes les Vanités du XVIIe siècle.
Vanités
– Georges de La Tour (1593–1652) Madeleine à la veilleuse
– Attr. à Philippe de Champaigne (1602–1674) Vanité
– Sebastian Stoskopff (1597–1657) Grande Vanité
– Anonyme () Grande Vanité, vers 1650
Œuvre anonyme de l'est de la France, elle met en exergue le crâne en le représentant deux fois, de dos, et de face dans le miroir, lui-même symbole de la vanité. Fondée sur l'idée des trois vies de l'homme (vie des sens, vie active, vie contemplative) développée par la pensée religieuse de l'époque, elle en montre les attributs, également vains. Bourse, argent, cartes, échiquier, guitare pour la première, épée pour la deuxième, livres pour la troisième, plus noble mais elle aussi illusoire, puisque l'un des livres en est réduit à servir de socle à la tête de mort. Les deux oranges, allusion à Adam et Eve (en Hollande, l'orange porte le nom de "pomme de Chine", et comme l'on situait le Paradis à l'Orient, son exotisme était plus adapté), les tulipes, comme toute fleur éphémères, les dés où se lisent les chiffres 1(Dieu unique), 5 (les cinq plaies du Christ), 6 (les six jours de la création), sont là pour nous rappeler que Dieu nous voit… et nous juge.
– Lucas Furtenagel (1505–1546) Portrait de Hans Burgkmair et de sa femme Anna
Musée d'Histoire de l'art de Vienne
On ne possède guère de renseignements sur ce peintre, qui est le plus important d'une famille d'artistes allemands actifs à Augsbourg au XVIe s. Furtenagel travailla dans l'entourage de Burgkmair, principalement à Augsbourg et à Halle, entre 1542 et 1546. Parmi les rares tableaux qui lui sont attribués, le plus célèbre est le Portrait de Hans Burgkmair et de sa femme Anna devant un miroir qui leur renvoie l'image de deux têtes de mort (1529, Vienne, K. M.).
– Bernardo Strozzi (1581-1644) Allégorie de la vanité, vers 1635
Musée des Beaux-Arts Pouchkine, Muscou
Ce tableau s'intitule aussi la "Vieille coquette"; il s'agit bien sûr d'une allégorie de la vanité, sujet omniprésent dans la peinture européenne du XVIIe siècle, méditation sur la brièveté et la caducité de toute vie humaine. Cette femme a jadis été belle, comme le sont ses suivantes qui l'aident à se parer. Mais le temps a fait son oeuvre; même les bijoux les plus somptueux n'y pourront rien. Vanité des vanités, dit l'Ecclésiaste, vanité des vanités, tout est vanité.
– Nicolas Poussin (1594–1665) Les bergers d’Arcadie "Et in Arcadia ego” (première version)
– Nicolas Poussin (1594–1665) Les bergers d’Arcadie "Et in Arcadia ego” (deuxième version)
Le sujet des "Bergers d'Arcadie" s'inspire de l'œuvre de Virgile (Orphée et Eurydice) dont les évocations d'une vie innocente et champêtre au sein de la nature s'accompagnent d'une conscience mélancolique de l'aspect transitoire de la vie. Poussin a traité ce sujet deux fois. Dans les deux, il s'agit de la découverte d'un sarcophage par un groupe de bergers; sur la pierre tombale sont gravés les mots "Et in Arcadia ego." L'absence de verbe fait que l'inscription latine peut se lire de deux manières : "Moi aussi, je fus en Arcadie" Et in Arcadia ego fuit ("je" étant la personne défunte) ou bien : "Je suis également en Arcadie" Et in Arcadia ego sum (c'est la Mort qui parle).
2.3
Le temps diégétique
Le terme de diégèse emprunté par les esthéticiens au grec diegesis (narration) désigne l’univers de l’œuvre : une œuvre représentative se situe dans un monde propre à elle-même et qui n’est pas la réalité, monde qui inclut ce qui est montré et ce qui est supposé. Toute œuvre d’art contient virtuellement un espace extérieur à l’image, tout comme elle suppose un avant et un après. Le temps diégétique déborde largement ce qui est présent dans l'œuvre. Une peinture de ruines suppose le moment où le bâtiment était intact. L'unité de temps, dans la tragédie classique, fait se dérouler l'action en une journée, alors qu'elle n'est réellement jouée qu'en deux heures, une nouvelle peut contenir une vie en quelques pages.
Le Lorrain, Pâris et Oenone, Ulysse et Chryséis
Quand Le Lorrain représente en pendants Ulysse et Chriséis et Pâris et Oenone, il fait bien plus que montrer deux épisodes concernant la guerre de Troie. Entre le moment où Pâris est encore épris d'Oenone et celui où la "nef noire" d'Ulysse accoste l'île de Chrysè se sont déroulés des moments déterminants. Inscrites dans le temps de la légende, les œuvres se réfèrent à l'histoire de Pâris. Jeune fils de Priam et d'Hécube, il est abandonné dès sa naissance sur le mont Ida parce que sa mère avait vu en rêve qu'il entraînerait la ruine de Troie. Recueilli par des bergers, il mènera leur vie, et alors qu'il garde ses troupeaux il rencontre la nymphe Oenone qu'il aime, dont il aura même un fils. Au même moment, sur le mont Olympe, ont lieu les noces de Thétis et de Pélée. Et comme souvent parmi les dieux, une dispute éclate, fomentée par la perverse Eris (la discorde) : jetant une pomme d'or au milieu de l'assemblée, elle déclare qu'elle doit aller à la plus belle d'entre les déesses Athéna, Héra, Aphrodite. Evidemment, personne ne décide du choix, qui sera confié à Pâris. Et la suite est tragique à plus d'un titre : Aphrodite, l'élue, lui promet l'amour d'Hélène, Pâris abandonne Oenone qui finira par se suicider (selon une des versions), Hélène abandonne Ménélas, et, l'identité réelle de Pâris une fois reconnue, les Grecs s'embarquent pour Troie afin d'y récupérer Hélène.
Au début de la guerre de Troie, une histoire de femmes, encore, met les Grecs en difficulté. Lors d'une expédition victorieuse, Agamemnon et Achille s'étaient approprié respectivement deux esclaves, Chryséis et Briséis. Or la première était fille d'un prêtre d'Apollon, Chrysè, qui demande au dieu de l'aider à la récupérer. Apollon décime l'armée grecque de ses flèches jusqu'à ce que l'on décide de rendre Chriséis à son père. C'est le sujet du tableau du Lorrain. Mais l'histoire ne s'arrête pas là. Agamemnon, frustré, prend Briséis pour lui, Achille, furieux, se retire sous sa tente, les Grecs seront vaincus tant qu'il n'en sortira pas… etc. etc.
C'est ce temps tout entier qui est le temps diégétique, que l'on peut en outre remonter encore et poursuivre dans l'avenir.
– Le Lorrain (1600-1682) Ulysse ramenant Chryséis à son père
Musée du Louvre, Paris
– Le Lorrain (1600-1682) Pâris et Oenone
Musée du Louvre, Paris
L'un et l'autre dans le collection Liber Véritatis
Le Lorrain (1600-1682) Ulysse ramenant Chryséis à son père
Le Lorrain (1600-1682) Pâris et Oenone
2.4
Le temps fixé
Le temps atmosphérique, les accidents de l'éclairage
N'a pas manqué d'intéresser les peintres paysagistes tout au long de l'histoire, en tant que manifestation des changements de la nature. En rendre compte signifie avant tout une saisie de l'instant, et l'une des œuvres les plus célèbres à ce titre (car elle est aussi première à la Renaissance) est La tempête de Giorgione (Venise, musée de l'Académie) où l'artiste dépeint le passage d'un éclair et l'ambiance qui s'en suit.
– Giorgione (1477-1510) La tempête,1506-1508
Oeuvre énigmatique, la seule sans doute à l’époque de Giorgione où est représenté un accident atmosphérique. En ce sens, une peinture emblématique de son auteur et des nouveautés qu’il introduit dans l’école vénitienne à la charnière des XVe et XVIe siècles. Maître du Titien, avec lequel ses oeuvres ont souvent été confondues (Le concert champêtre du Louvre, par exemple). De nombreuses interprétations en ont été données (de la famille de Giorgione jusqu'à la découverte de Moise en passant par la naissance de Bacchus...)
– Francis Alessi propose une représentation de la cosmologie de la Nature et de la Création. On retrouve les quatre éléments, l'eau, le feu, le ciel et la terre, la Femme et l'Homme, un enfant, la vie et la mort (la colonne coupée brutalement). La Nature est partout, avec le monde végétal et animal.
– Salvatore Settis dans " La Tempesta " interpretata (Turin, 1978) propose, en s’appuyant sur des sculptures de la chapelle Colleoni de Bergame, une histoire d’Adam et Eve. Eve allaitant Caïn, l’enfant de la malédiction, tandis qu’Adam, ayant troqué la houe pour la lance, médite sur le sort de l’homme après la chute. L’éclair traduirait, dans le langage emblématique cher aux érudits vénitiens, la redoutable présence divine ou des inquiétudes plus prosaïques, la peste, les Turcs…
– Millet Jean-François (1814-1875) Le printemps
– Diaz de la Peña Narcisse (1807-1876) Les Hauteurs du Jean de Paris, forêt de Fontainebleau
Temps déroulé, les saisons et les heures
Au Japon, le temps est articulé en saisons nettement différenciées dont les jalons signifient symboliquement la circulation de la vie et la naissance d'un nouveau cycle. D'où une conscience aiguë de la succession des moments et une volonté de les saisir qui fait d'ailleurs le vitalisme de ce peuple (et dont témoigne la manie bien connue des touristes japonais, qui fait sourire les occidentaux, de photographier sans cesse). Il n'est donc pas neutre que le terme d'ukiyo-e signifie "images du monde flottant". La peinture japonaise, fondée sur le désir de représenter la vie quotidienne dans ses différents moments, procède par séries et décline dans des suites d’estampes les mois de l’année, les heures du jour, les saisons, etc. Au milieu du XVIe siècle s’est développé, et plus précisément à Edo (aujourd’hui Tokyo), pour des raisons politiques et sociales, un art particulier dit de l’ « ukiyo-e » (littéralement, « images du monde flottant »), qui perdurera jusqu’à la fin du XIXe siècle et dont les estampes se diffusèrent non seulement au Japon, mais dans le monde entier, et deviendront partout célèbres. Face à l’art traditionnel qui se consacrait à la cour et au clergé, l’ukiyo-e s’intéresse à la vie quotidienne « éphémère », avec comme sujets privilégiés les quartiers de plaisir et le théâtre populaire. Ce style particulier, à la fois « naturel » et très codifié (comme tout au Japon), représentation d’un quotidien hautement symbolique, fondé sur une parfaite maîtrise de la ligne qui « écrit » toute forme, enchantera l’Europe du XIXe siècle qui y trouvera un langage neuf.
– Harunobu (1724-1770) Jeune fille dans la neige
– Jules Chéret (1836–1932) Pastilles géraudel
– Mucha Alfons (1860-1939) Les saisons
– Kiyonaga Torii (1752 -1815) Dans la fraîcheur du soir (6ième mois)
– Mucha Alfons (1860-1939) Les heures du jour
– Claude Monet (1840–1926) La capeline rouge
Musée d'art de Cleveland
L’obsession de Monet à saisir le temps conduit de nombreuses oeuvres où il essaie d’en rendre les variations: couchers et levers de soleil, neige, gel, etc. Ici l’une d’elles, un peu unique, car derrière la fenêtre apparaît Camille, sous la neige (avec une influence évidente de la peinture japonaise).
– Claude Monet (1840–1926) Femme à l'ombrelle tournée vers la droite (midi)
– Claude Monet (1840–1926) Femme à l'ombrelle tournée vers la gauche (soir)
Hier et demain, temps subi
– Ozu Yasujirō (1903-1963) Voyage à Tokyo, Film japonais 1953
– Ozu Yasujirō (1903-1963) Le goût du saké, Film japonais 1962
Fugacité & disparition
Quand Monet, inspiré par le Japon, multipliera les instants en les peignant l'un après l'autre dans ses séries (Femmes à l'ombrelle, Cathédrales, Meules) il prendra conscience de la durée, ou plutôt de l'impossibilité de la saisir réellement, éparpillant tellement les formes dans la lumière que s'ouvre une interrogation sur la réalité des choses et du monde.
– Claude Monet (1840–1926) Meules
Art intitute of Chicago
– Claude Monet (1840–1926) Femmes à l'ombrelle
– Claude Monet (1840–1926) Cathédrale de Rouen, façade ouest, au soleil
National Gallery of Art, Chester Dale collection, Washington
– Claude Monet (1840–1926) Cathédrale de Rouen, effet de soleil, fin de journée
Musée Marmottan, Paris
– Morisot Berthe (1841-1895) Jour d'été, 1879
– Eugène Carrière (1849-1906) Place Clichy la nuit
– Turner William (1775-1851) Lever de soleil sur un lac
Saisie et fixation de l'instant
Moments historiques
Bien avant la photographie qui en a rendu l'usage très courant, la peinture a fixé des moments privilégiés "au naturel", comme pris en instantané: les moments historiques (Le sacre de Napoléon par David, Les massacres de Scio de Delacroix), les images de la vie quotidienne (Jeux d'enfants de Brueghel), les scènes de genre (Le bénédicité de Chardin), etc. Où l'artiste se transforme en journaliste ou chroniqueur.
– Jacques-Louis David (1748–1825) Couronnement de Joséphine
– Gros Antoine-Jean (1771-1835) Bataille d’Eylau
Le sujet de ce tableau fut mis au concours en mars 1807, moins d'un mois après la terrible bataille qui fit plus de quarante mille victimes françaises et russes. Tout en confirmant la victoire française, il s'agissait surtout d'exprimer l'émotion de Napoléon face à l'horreur d'un tel carnage. Gros, vainqueur du concours, élève la peinture d'histoire à un niveau jamais égalé. Sous un jour lugubre, le visage blême, le regard empli d'une immense pitié, Napoléon traverse le champ de bataille où gisent les cadavres. Face à la sombre silhouette de Murat, inquiétante personnification du guerrier, l'Empereur incarne une figure toute d'humanité, de compassion. C'est ici l'envers de la victoire qui, pour la première fois, est dépeint dans sa cruelle réalité.
– Géricault (1791-1824) Le radeau de la Méduse,1818-1819
À l’aube du 17 juin 1816, la frégate royale La Méduse quitte Rochefort avec sa flottille d’escorte : la corvette L’Echo, le brick L’Argus, la flûte La Loire. Le but est de coloniser le Sénégal en reprenant aux Anglais une ancienne possession française, avec un double intérêt politique (rehausser le prestige de Louis XVIII) et économique (le Sénégal est le principal producteur, et surtout achemineur, de la gomme, dont France, Hollande et Angleterre se disputent l’exclusivité).
– Devéria Eugène (1805-1865) Le roi Louis-Philippe prête serment de maintenir la Charte de 1830
Moments du quotidien
– Chardin Jean-Baptiste Siméon Chardin (1699–1779) La pourvoyeuse
– Fragonard Jean-Honoré (1699–1779) Le verrou
– Claude Monet (1840–1926) Le déjeuner
2.5
Le temps raconté
Succession d'évènements: prédelles des retables
C'est évidemment par principe le temps de la bande dessinée et du cinéma, mais la succession narrative n'est pas nouvelle. On l'a constatée dans la tapisserie de Bayeux, mais l'Antiquité en avait déjà largement usé. Sur tout le pourtour du Parthénon (447-432 av.JC), Phidias a déroulé en frise un événement essentiel de la vie d'Athènes, la procession en l'honneur d'Athéna qui réunit une fois par an le peuple tout entier, et y a glissé des personnages de son temps légendaire et "historique".
La célèbre colonne que Trajan inaugurait à Rome en 113 décrit en un mouvement hélicoïdal déployé sur la hauteur de ses 40m les deux campagnes de Trajan en Dacie (Roumanie d'aujourd'hui). Notons que le modèle en fut repris par Napoléon pour la colonne Vendôme, élevée à la gloire des soldats d'Austerlitz (déboulonnée sous la direction de Courbet lors de la Commune, puis érigée à nouveau en1873 aux frais du même Courbet). Les très riches heures du duc de Berry des frères Limbourg égrènent de page en page la suite des travaux et des jours fondée sur la succession des saisons et des actes de la vie.
– Giotto (vers 1266-1337) Saint François recevant les stigmates
Giotto a choisi de représenter sur la partie principale du panneau, non plus une figure en pied, hiératique, comme on le voit traditionnellement sur les retables au XIIIe siècle, mais un des événements majeurs de la vie de saint François d'Assise, en prière sur le mont Alverne où il reçoit les stigmates du Christ crucifié qui lui apparaît sous la forme d'un séraphin. Prédelle: 3 scènes de la vie du saint. Les quatre scènes sont très proches dans leur iconographie, leur composition et leur style du Cycle de la vie de saint François peint à fresque dans l'église supérieure de San Francesco à Assise que la majorité des critiques attribuent à Giotto. La présence sur le cadre original de la signature du peintre : "OPUS IOCTI FLORENTINI", ne laisse aucun doute sur le caractère autographe du retable et confirme en outre l'intervention de Giotto au début des années 1390 sur le chantier de la basilique supérieure d'Assise. Nouveauté du langage de Giotto. La représentation, au registre principal, d'une scène historique dans un paysage est révélatrice de l'évolution du langage pictural, notamment des recherches sur la représentation de l'espace. A cet égard, la scène principale est particulièrement élaborée, le peintre s'attachant à décrire un espace intérieur. Les petites chapelles vues de trois-quarts amorcent les réflexions sur la perspective. Il sait aussi décrire avec poésie et réalisme les différentes espèces venues écouter le saint, montrant son souci de se rapprocher de la réalité. Ainsi l'image du Christ, encore proche des figures sacrées de l'art byzantin, s'oppose à celle du saint: l'intensité de l'expression, l'émotion que contient son regard, mais également les traits de son visage modelés par la lumière, lui donnent toute sa réalité et son humanité.
La prédelle du retable représente quatre scènes de la vie du saint : à gauche, le songe d'Innocent III qui en rêve voit saint François soutenir une église sur le point de s'écrouler ; au centre, le pape qui approuve les statuts de l'ordre des franciscains ; à droite, saint François prêchant aux oiseaux, démontrant ainsi que la Parole de Dieu s'adresse à tous les êtres vivants.
– Fra Angelico (1400-1455) Couronnement de la Vierge
Retable peint, peut-être à l'initiative de la famille Gaddi, pour un des autels du couvent San Domenico de Fiesole, dont Fra Angelico devint le prieur par la suite. L'étude très poussée de la perspective comme la solidité plastique des figures témoignent de l'ascendant exercé par Masaccio sur le jeune Fra Angelico. La forme singulière de la partie supérieure est d'origine.
Le Rêve d'Innocent III : Le Vicaire de Jésus-Christ, Innocent III, eut par révélation connaissance de ce que l’homme de Dieu Dominique serait grandement nécessaire à l’Eglise universelle dont il avait la charge... Dieu se manifestant à lui une nuit, le Souverain Pontife vit en songe que l’église du Latran menaçait subitement ruine comme si l’édifice se disloquait. Alors qu’il voyait cela avec crainte et désolation, il vit venir en face l’homme de Dieu Dominique qui empêchait le bâtiment de s’écrouler en le soutenant de ses épaules.
L'Apparition de saint Pierre et saint Paul à saint Dominique : L’homme de Dieu Dominique vit paraître Pierre et Paul, pleins de gloire. Le premier, Pierre, lui conféra le bâton ; Paul, le livre ; et tous les deux ajoutèrent : "Va et prêche, car Dieu t’a choisi pour ce ministère."
La Résurrection de Napoleone Orsini : Voici qu’un homme arriva, s’arrachant les cheveux et poussant de grands cris : "Le neveu du seigneur Étienne a fait une chute de cheval et s’est tué." Ce jeune homme s’appelait Napoléon... Le bienheureux Dominique fit le signe de croix sur le défunt et, se tenant à son chevet, il éleva les mains vers le ciel... Il s’écria : "O jeune Napoléon, je te l’ordonne au nom de notre Seigneur Jésus-Christ, lève toi !" Et aussitôt, celui-ci se dressa sain et sauf...
Le Christ au tombeau :
La Dispute de saint Dominique et le miracle du livre : Il arriva un jour qu’on institua à Fanjeaux une célèbre dispute... Les arbitres ne parvinrent pas à se mettre d’accord en faveur de l’une des parties... On allume donc un grand feu ; on y lance l’un et l’autre livre. Le livre des hérétiques se consume aussitôt. Mais l’autre, qu’avait écrit l’homme de Dieu Dominique, non seulement demeure intact, mais saute au loin sortant des flammes en présence de tous. Relancé une deuxième, une troisième fois, il ressortit, manifestant ouvertement et la vérité de la foi et la sainteté de celui qui l’avait rédigé.
Saint Dominique et ses compagnons nourris par des anges : Le bienheureux Dominique se mit à prier, et voici que par une divine providence parurent soudain au milieu du réfectoire deux très beaux jeunes gens chargés sur l’épaule de deux nappes très blanches, pleines de pain par devant et par derrière. Et commençant par les derniers, ils mirent devant chaque frère un pain entier d’une admirable beauté... Ils disparurent aussitôt... Le bienheureux Dominique dit aux frères : "Frères, mangez le pain que le Seigneur vous a envoyé."
La Mort de saint Dominique : Dominique laissait aux frères ce qu’il possédait : "Voici, dit-il, frères très chers, ce que je vous laisse pour que vous le teniez comme des fils par droit d’héritage. Ayez la charité, gardez l’humilité, possédez la pauvreté volontaire.
– Uccello (dit), Paolo di Dono (1397-1475) Le Miracle de l'Hostie
Prédelle du retable La Communion des Apôtres (peint par Juste de Gand) 1465-1469 église du Corpus Domini (Urbino)
(Scène 1) Une femme vend une hostie consacrée à un prêteur juif pour récuppérer son manteau.
(Scène 2) Holocauste: l'ostie jetée au feu commence à saigner devant les sacrilèges; un groupe armé tente d'enfoncer la porte.
(Scène 3) Une procession va à l'église faire consacrer à nouveau la particule d'hostie.
(Scène 4) La femme coupable est conduite au lieu du supplice tandis qu'un ange descend du ciel.
(Scène 5) L'usurier et sa famille sont attachés au bûcher.
(Scène 6) Deux anges et deux démons se disputent le corps de la femme.
– Lippi, Fra Filippo (dit Filippo di Tommaso) (1406/1407-1469) Prédelle de la Pala Barbadori Saint Frediano dévie le Serchio
L'annonce de sa mort à la Vierge, saint Augustin dans son cabinet d'etude. Prov.: église Santo-Spirito (Florence)
Evêque de Lucques ( v. 588) San Frediano di Lucca doit surtout sa renommée à un prodige qu'il accomplit lors d'une crue du Serchio où il aurait détourné le cours d'eau. En effet en 575 les magistrats ont confié à l'évêque la réalisation des travaux hydrauliques dont il avait appris les techniques à Rome. Ce moine irlandais s'en fut en pèlerinage aux tombeaux des Apôtres et c'est au retour de Rome qu'il fut choisi comme évêque de Lucques en Toscane où une église porte son nom: la Basilica di San Frediano. Là il organisa le clergé de sa ville en une communauté de chanoines réguliers. L'une de ses œuvres principales fut de reconstruire la cathédrale que les Lombards avaient incendiée. Patron des villes de Lucques et de Florence ainsi que de Casaglione en Corse où on le célèbre le 18 novembre, date de la translation de ses reliques au VIIIe siècle.
3 types de temps: éternel, annuel, journalier
– Moreau Gustave (1826-1898) Polyptique - La Vie de l'humanite
– Egypte, Nouvel Empire, Travaux des champs Peinture murale de la tombe d'Ounsou, scribe comptable des grains XVIIIème dynastie [Lien extern : Le Louvre]
Musée du Louvre (registre du bas)
– Christophe (1856-1945) La famille Fenouillard, Premier départ, Bande dessinée
Déroulement d'un moment
– Parthénon, frise
Une grande cérémonie annuelle réunissait le politique et le religieux: la fête des Panathénées, c'est à dire de tous les Athéniens. Cette fête célébrait autant le triomphe de la cité démocratique que la déesse protectrice Athéna. Partant du quartier du Céramique, un long cortège composé de tous les habitants libres de la cité traversait l'Agora et montait vers l'Acropole par la voie sacrée. Tous les 4 ans, en juillet, cette cérémonie prenait un éclat particulier : il s'agissait des grandes Panathénées. Sculptée par Phidias, probablement de 444 à 438 av JC, la Frise des Panathénées était placée en haut du mur du naos du Parthénon, à l'abri des intempéries, sous le portique. Elle était composée de plaques de marbre de 1 m de coté et mesurait 159 mètres de long. 360 personnages et 220 animaux étaient représentés. Le fond était peint pour mettre en valeur les reliefs. Les principaux fragments se trouvent aujourd'hui à Londres, Athènes et Paris
– Winsor McCay (vers 1870-1934) Little Nemo in Slumberland, bande dessinée entre 1905-1927
Phases d'un mouvement
– Pieter Brueghel l'Ancien (1526/1530–1569) Les aveugles
Référence à la parabole du Christ adressée aux Pharisiens:
"Si un aveugle guide un aveugle, tous les deux tomberont dans un trou”.
Brueghel étudie le mouvement de la chute, en le décomposant en six phases distinctes. Composition diagonale, corps en déséquilibre, visages "levés au ciel", accentuent et rythment la chute prochaine.
Ce tableau fit partie des œuvres conservées en Italie et spoliées par l'armée allemande pendant la guerre sous le couvert de leur protection dans tous les musées européens pour alimenter les musées personnels de Goering et d'Hitler.
– Watteau Jean-Antoine (1784-1821) Pèlerinage à l'île de Cythère
Les attitudes des trois couples de droite, l'un assis, le deuxième se levant, le troisième debout, sont comme la décomposition en phases successives d'un même mouvement. Watteau ne raconte pas les épisodes d'une histoire, mais le déroulement d'un moment. La position de ces trois couples a fait naître chez les historiens d'art une controverse: le tableau, considéré traditionnellement comme un embarquement pour "l'île d'amour" (Cythère était l'île d'Aphrodite, déesse de l'amour), n'en serait-il pas plutôt le retour? Ainsi s'en expliquerait l'atmosphère nostalgique (notons cependant que Watteau, lui-même très malade, est toujours mélancolique), et le buste, à droite, de la déesse, qui semble bien situer le lieu comme sien.
– Paolo Uccello (1397–1475) La chasse
Ashmolean Museum, Oxford
A l'origine sans doute parement de cassone. "Cette chasse, qui transgresse les règles de l’art, est de pure fiction. Uccello invente la géométrie magique d’une perspective non albertienne, perspective du temps plutôt que de l’espace, fantasmagorie du regard impatient plutôt que distribution raisonnée des places et des rôles, jeux du désir plutôt que construction du géomètre." Jacques Darriulat
Succession et simultanéité
– Claude Lapointe(1938-) Illustration du Petit Poucet de Ruy Vidal, bande dessinée
– Fred (1931-2013) Philémon, Simbabbad de Batbad, bande dessinée
Image insolite, au classique déroulement en vignettes qui encadrent les diverses phases de l'action. Mais en superposant ces vignettes à une image totale de la "planète", nous avons de la page une perception globale qui nous donne le sentiment d'actions simultanées. En fait, le temps en est très court: il ne s'agit jamais que de celui d'une chute. Parallèlement, le mouvement tournant du soleil (la présence de plusieurs soleils), totalement irréaliste, renforce l'impression d'étrangeté, l'atmosphère magique du monde "fou, fou, fou" dans lequel nous entraîne Philémon. On notera le clin d'œil allusif à la caricature bien connue de Churchill en bouledogue fumant le cigare.
Simultanéité
Différente, et également très utilisée depuis le Moyen Age, c’est la concentration d'événements différents dans un même cadre. Le retable de saint Denis (1416, Louvre) d'Henri Bellechose montre conjointement la dernière communion et le martyre du saint. Au début du Quattrocento, Masaccio (?-1428) peint à la chapelle Brancacci (Florence, le Carmine) des scènes de la vie de saint Pierre, chacune faite de deux ou trois événements, et Ghiberti (?-1455) sculpte en dix panneaux, sur les portes du Baptistère, l'Ancien Testament, chacun des panneaux figurant plusieurs épisodes.
– Henri Bellechose (1415-1440) Martyre de saint Denis
Supplicié, flagellé, jeté aux fauves puis dans un four, crucifié, saint Denis (IIIe siècle) avait survécu. Alors on l'enchaîne en prison (il y recevra la communion des mains mêmes du Christ), pour finalement le décapiter (en même temps que ses compagnons Rustique et Eleuthère). Et il portera sa tête pendant deux milles jusqu'à Saint-Denis! De l'auteur du retable, l'on ne sait pas grand-chose, sinon qu'il est mentionné dans les comptes de la cour de Bourgogne à partir de 1415, qu'il est originaire de Brabant, qu'il a dû mourir entre 1440 et 1444. L'œuvre est en tout cas étonnante. Très médiévale de par l'usage du fond d'or et de perspectives différenciées, plutôt "moderne" dans la puissance des formes, elle témoigne d'un réalisme savant dans les personnages assorti d'un irréalisme total dans la mise en place de l'espace (le saint ne peut, à coup sûr, contenir dans sa prison!). Un paradoxe.
– Antoine Caron (env.1520-1599) La sibylle de Tibur
Maniériste typique, il travaille à Fontainebleau sous la direction de Primatice ; il acquiert alors son style élégant où la sécheresse du dessin est tempérée par la vivacité du coloris. Peintre préféré de Catherine de Médicis, il organise fêtes et entrées royales, et son apport essentiel est qu’il se fait le chroniqueur de la cour des Valois, cachant sous de savantes allégories des épisodes réels. Ainsi Les Massacres du triumvirat se réfèrent aux guerres de religion, Astronomes étudiant une éclipse aux croyances astrologiques de la cour. La Sibylle de Tibur est caractéristique de son goût pour les architectures fantastiques La sibylle désigne à l'empereur Auguste, agenouillé devant elle, l'apparition d'une Vierge tenant l'Enfant que le peuple romain devra désormais adorer. Le paysage représente le jardin des Tuileries avec l’ancienne muraille de Paris rattachant le Louvre aux Tuileries. A gauche au fond, un tournoi, auquel assisterait Henri III. Debout au centre, Catherine de Médicis. Le thème est souvent traité au XVIe siècle, et fut le sujet d’une représentation théâtrale donnée à Paris en 1575-1580.
– François Clouet (vers 1510-1572) Le bain de Diane
Le thème est une allusion aux amours de Henri II et Diane de Poitiers (cf. le cavalier aux couleurs de Diane). Type des allégories en l’honneur de Diane de Poitiers, qui, trop âgée pour être peinte au naturel, se faisait représenter idéalisée, et « nue comme la Diane des Anciens ». Convention du double épisode : le cavalier, (Henri II ?? très discuté) surprend le bain de la déesse, à droite au fond, les chiens dévorent un cerf (mythe d’Actéon).
– Abate Nicolo dell' (1509/1516-1571) Moïse sauvé des eaux
2.6
Le temps mémorisé
Portraits et autoportraits sont une manière de mesurer la durée. Mais ils ne sont pas analogues. Le portrait est une image de l'autre, et selon qui est cet autre, il est soumis à des codes variables. L'autoportrait tient de l'introspection. Comme Narcisse ou Dorian Gray (Le portrait de Dorian Gray, roman d'Oscar Wilde, a fait l'objet de nombreuses adaptations au cinéma, dont la première est celle d'Albert Lewin en 1945) l'artiste se regarde vivre, ou mourir. Quoi de plus émouvant que les nombreuses images que Rembrandt a données de lui-même?
– Rembrandt (1606-1699) 12 Autoportraits
La multiplicité des
approches contemporaines
Robert Delaunay (1885–1941) Tour Eiffel, La tour rouge
3.1
Temps recomposé
Le temps n'a jamais été aussi présent que dans l'art moderne et contemporain. Au sein du mouvement cubiste, certains groupes se préoccupent de la saisie du temps plus que de l’objet: c’est le cas de Robert Delaunay, et surtout du groupe de Puteaux, constitué autour des frères Duchamp. Non cubiste, mais lié au groupe, Frantisek Kupka tente de créer à partir de rythmes musicaux. Quant aux Duchamp, ils rêvent à la représentation d’une quatrième dimension (l’espace-temps), d’autant qu’ils s’intéressent aux futuristes italiens qui fondent leur recherche sur le mouvement, obligatoirement lié au temps.
– Jacques Villon (1875-1963) Soldats en marche
Extrait du catalogue Collection art graphique - La collection du Centre Pompidou, Musée national d'art moderne, sous la direction de Agnès de la Beaumelle, Paris, Centre Pompidou, 2008 Cette œuvre précède un tableau important de la collection du Musée national d’art moderne : la toile de1913, également intitulée Soldats en marche. La technique en est singulière : Villon rehausse d’un lavis d’encre la photographie d’un dessin préparatoire à la mine graphite, considérant l’épreuve ainsi retouchée comme un original, auquel il appose sa signature (certains ouvrages mentionnent à cet égard des informations erronées). La démarche indique le caractère expérimental et novateur de la recherche de l’artiste au cours de cette période décisive. L’année 1912 est celle du fameux Salon de la Section d’or, qui se révèle la plus grande exposition du groupe cubiste organisée à Paris par les artistes eux-mêmes. Villon joue un rôle fondamental dans ce contexte, d’une part par sa réflexion inédite sur le cubisme, auquel il vient tardivement, en 1911; d’autre part parce que son atelier, voisin de celui de Kupka à Puteaux, devient le lieu de rencontre privilégié de jeunes créateurs, tels ses deux frères, Gleizes, Metzinger, Picabia, Léger, entre autres.
Le langage essentiellement cérébral de Villon, fait d’ordre, de mesure et de calcul, suivant les principes de Léonard de Vinci et la théorie de la divina proporzione, est à l’œuvre dans cette composition complexe qui cherche à rendre l’évolution dans l’espace d’une patrouille en marche. Le but n’est pas de décomposer le mouvement en une succession de plans, ce qui reste trop cinématographique aux yeux du peintre. En cela, le point de vue diffère de celui que vient d’adopter Marcel Duchamp dans son célèbre Nu descendant un escalier de 1912. Villon préfère s’attacher à la vision interne de celui qui avance au milieu de la troupe afin de parvenir, selon ses propres termes, à « exprimer la synthèse du mouvement par la continuité ». Le projet se distingue ainsi du futurisme, duquel Villon tient du reste à se démarquer, tout en conservant des liens forts avec le simultanéisme alors revendiqué par Robert et Sonia Delaunay.
– Jacques Villon (1875-1963) Portrait de Duchamp-Villon
– Raymond Duchamp-Villon 81876-1918) Buste de Baudelaire
– Jacques Villon (1875-1963) Baudé
– Braque (1882-1963) Le billard
3.2
Temps et mouvement
– Marcel Duchamp (1887-1968) Dulcinée
– Marcel Duchamp (1887-1968) Nu descendant l'escalier
– Boccioni (1882-1916) États d'âme,1911
Boccioni a étudié Bergson, chez qui l'on retrouve le concept d'états d'âme. Dans la philosophie bergsonienne, tout est dans le monde en perpétuel devenir, et l'instant vécu appartient immédiatement au passé, le souvenir joue le rôle majeur de conserver les expériences et de nourrir l'avenir de la mémoire des choses. Notons le même intérêt pour Bergson chez Jacques Villon et, moindrement, Marcel Duchamp.'
Les Adieux : pauses d’un même couple dans différentes projections spatiales, pour rendre l’effet de simultanéité de ces évènements de la vie qui rassemblent des êtres sur un quai de gare, pour ensuite les séparer. Vagues grises, brunes, noires, évoquant les locomotives et la vapeur qu'elle dégagent.
Ceux qui restent : Silhouettes derrière un réseau de lignes verticales.
Ceux qui s'en vont : ce que voient les passagers d'un train la nuit. Réseau dense vert-bleu-noir sur l'ensemble de la scène en obliques synonymes de vitesse. L'intérieur où se distinguent des visages fusionne avec l'extérieur.
3.3
Temps et rythme
– Delaunay Robert (1885-1941) Manège de cochons [Lien externe: Centre Pompidou]
– Kupka Frantisek (1871-1957) Le Temps passe (L'instant) [Lien externe: Centre Pompidou]
– Kupka Frantisek (1871-1957) Ordonnance sur verticales en jaune [Lien externe: Centre pompidou]
– Pollock Jackson (1912-1956) Rythme d'automne (Numéro 30) [Lien externe: THE MET]
– Kupka Frantisek (1871-1957) Bock syncope n°1 (Rythme heurte) 1928 [Lien externe: Centre Pompidou]
3.4
Futur imaginé
– Robert Delaunay (1885–1941) Tour Eiffel, La tour rouge
– Marcel Duchamp (1887-1968) Portrait de ses soeurs
– Jacques Villon (1875-1963) Table d'échecs
– Paul Klee (1879-1940) Croissance
3.5
Le temps mis en conserve
Duchamp, dans sa Boîte-en-valise, a imaginé dans les années 1936-41de retracer, à l'aide de photographies ou de reproductions, un condensé de sa carrière. Buren répète à l'infini la monotonie de ses verticales grises. Rouan tisse ensemble ses toiles, en repeint des détails, souvent eux-mêmes repris d'autres œuvres du patrimoine. Ben, dans sa Boutique, récoltait des objets de toute nature. Anne et Patrick Poirier construisent des ruines factices. Arman accumule des objets mémoires (les moulins à café de La maison de grand-mère) et l'on sait que sa démarche est née du fait que sa grand-mère était brocanteuse. Spoerri, dans ses tables, évoque le temps du repas…et les gaspillages de notre société.
– Duchamp Marcel (1887-1968) La Boîte-en-valise [Lien externe: Centre Pompidou]
Marcel Duchamp le musée valise (par Jean-jacques Lévêque). C'est le rêve de tout créateur : rassembler en un lieu unique l'intégralité de son oeuvre, ou dans un objet en résumer le sens. Avec la création de la valise Marcel Duchamp offre la possibilité de prendre connaissance de tout son parcours en un espace réduit, intime. Avec une pointe de mégalomanie d'avoir conçu, pour sa propre célébration, une sorte de musée portatif. C'est bien la preuve que les rapports avec l'art changent avec lui, qui met en avant l'objet d'une réflexion et non celui d'une expression. Des documents qui illustrent sa pensée, ses objectifs esthétiques, son goût du commentaire que nécessairement ce choix va entraîner. Une sorte de posologie du médicament. La position de Duchamp dans le champ artistique du XX° siècle est celle du réformateur, ne conduisant pas sa démarche dans les limites de la peinture qu'elle met en cause (ce sera le rôle d'un Picasso) mais proposant un au-delà, sous forme d'objets, la priorité étant donnée au choix qui se suffit à lui-même. Redoutable exemple, toutes les générations qui suivent se donnent bonne conscience en tournant le dos à la peinture (comme papa Duchamp) et nous affligeant du n'importe quoi qui devient oeuvre d'art du moment que celui qui le signe l'a décidé. Tyrannie du regard de l'artiste qui se porte juge de ces décrets arbitraires et faciles, et qui donnerait raison à celui qui dira - Après tout, n'importe qui peut le faire. C'est de le faire qui encombre aujourd'hui le monde de l'art. C'est le règne des bricoleurs du dimanche.
– Benjamin Vautier (1935- ) Le magasin de Ben [Lien externe: Centre Pompidou]
1955: Je m'installe rue Georges Ville dans une petite librairie papeterie que ma mère m'avait achetée. Peu de temps après je vendis cette librairie pour acheter un autre fond, 32, rue Tondutti de l'Escarène. Comme la papeterie ne marchait pas, je me mis à vendre des disques d'occasion et à décorer ma façade avec n'importe quoi. Un jour, Yves Klein vint dans mon magasin et je lui montrais mes dessins de la Banane. Yves Klein me dira: "Les bananes c'est du sous-Kandinsky, expose plutôt tes grands poèmes à l'encre de Chine, c'est plus authentique.
"A partir de 59/60, mon magasin devient un lieu de rencontre pour tous les jeunes qui font du nouveau.”
Extrait de L'histoire de ma vie.
– Spoerri Daniel (1930- ) Le repas hongrois [Lien externe: Centre Pompidou]
Dans ses tableaux, dit "tableaux pièges", Spoerri fixe un instant de réel attirant notre attention sur un moment de notre vie quotidienne qui n'est jamais ou presque jamais remarqué. A l'origine les arrangements de Spoerri sont fruits du hasard. Par la suite il va choisir d'associer l'art culinaire à son travail en ouvrant un restaurant-galerie dont il est le cuisinier en chef. Les vernissages sont l'occasion de réaliser des tableaux pièges exposés ensuite aux murs de la galerie.
3.6
Le temps réinventé
Le temps réinventé-ressuscité
– Armand Pierre Fernandez (1929-2005) Le village de grand-mère (46 moulins à café) [Lien externe: Arman Studio]
Selon Henri JOBBE DUVAL, “A l’heure où notre espace temps se condense, se compresse, où tout s’accélère autour de nous. A l’heure où nos vitesses de déplacement sont rythmées par des stations services, ou des stations de métro. A l’heure où nos moyens de communication sont jalonnés par des stations orbitales, le moment est venu de partager les choix d’un grand artiste international. A travers ses créations, Arman nous oblige à des stationnements arbitraires, à des arrêts sur image choisis parmi des milliers de séquences du film de notre vie humanitaire et industrielle. A l’heure où notre civilisation passe des objets de culte au culte des objets, Arman nous invite à l’émotion et à la réflexion”.
– Anne et Patrick Poirier, Ausée [Lien extern: Galerie Mitterand]
D’après Eugénie de Keyser: “Les Poirier s'inspirent des fouilles qui exhument des monuments, voire des villes entières, par fragments. L'attrait des ruines leur vient de l'enfance. Nés tous deux en1942, ils ont, au cours de leurs jeunes années, traversé des villes partiellement détruites où ils ont vécu; pour eux la destruction est, aussi bien que la construction, une phase dynamique de l'architecture, car il est possible alors de comprendre la totalité des édifices que transperce le regard. Par ailleurs l'antiquité qui les fascine est celle de la mythologie et des légendes, celle notamment de la lutte des titans et des dieux, des archétypes perdus.
La plus remarquable de ces inventions est sans doute la ville anéantie d' "Ausée", bâtie sur une île. La maquette construite en charbon de bois et fusain qui se reflète dans une eau noire mesure cinq mètres de large sur dix mètres de long. Selon les auteurs, la cité érigée suivant un plan parfaitement régulier était d'une splendeur inégalée. Elle aurait été détruite par une catastrophe provoquée par son souverain qui aurait anéanti l'oeuvre de sa vie.”
– Anne et Patrick Poirier, Petit Guide EXOTICA
Un cd audio, dos carré cousu collé, offset noir & blanc et une couleur,14 x 20 cm. Dépôt légal août 2008, 1200 exemplaires, 88 pages.
Publié sous la forme du Petit guide Exotica, ce livre d’artiste est fait selon le modèle d’un guide touristique qui, à l’aide d’un texte, imprimé dans le livre mais aussi lu par une hôtesse et enregistré sur un CD audio joint au livre, conduit le visiteur à travers les images d’un site archéologique. Le texte est maintenu dans une poétique d’objectivité et de démonstration qui ne laisse aucune place au doute et à la réflexion. Petit guide Exotica représente en photos une ville tombée en ruine, puis conservée comme patrimoine et visitée comme nous, les occidentaux, visitons des sites d’autres civilisations disparues. Seulement cette ville ressemble étrangement à nos villes d’aujourd’hui, et le texte adopte une perspective du « futur antérieur » : la ville d’Exotica a vécu son apogée au milieu du XXIe siècle.
– Samuel Buri (1935- ) Monet lierre et crépusculaire, 1977 Acrylique sur toile
Samuel Buri appartient à la scène artistique parisienne qui relance dans les années soixante le débat autour de la figuration. L’artiste déjoue les systèmes de représentation établis et détourne les symboles de la culture populaire par une stratégie picturale spécifique : le treillis, le croisillon et la trame deviennent les éléments constitutifs spécifiques. A partir de 1971, l’artiste, qui vit alors à la campagne, explore les pratiques picturales en se concentrant sur l’observation de la nature. Monet lierre et crépusculaire fait partie d’un projet commencé en 1975. Il s’agit du septième tableau réalisé à partir d’une photographie de la famille Monet en 1886. Buri propose des variations stylistiques: impressionniste, selon la technique du vitrail, de la trame, à la manière de Bonnard, de Matisse.... pour figurer le groupe familial. Celui-ci où les corps sont enveloppés de la matière végétale qui empêche leur identification, établit une osmose picturale entre les humains et la nature.
– Samuel Buri (1935- ) Monet
– Samuel Buri (1935- ) Monet en grisaille la famille Monet 2,1975
3.7
Le temps capté
Le temps en marche
– Tinguely Jean (1925-1991) L'enfer, un petit début, cinetique [Lien externe: Centre Pompidou]
– Nicolas Schoffer (1912-1992) Lux 1, cinetique [Lien externe: Centre Pompidou]
– Nicolas Schoffer (1912-1992) Lux 2, Lux 2 ecran coul
– Kowalski (1927-2004) Time machine
– Pol Bury (1922-2005)
Peintre proche du groupe Cobra, il se tourne ensuite vers la sculpture, en bois ou en métal, d'éléments géométriques rendus mobiles à l'aide de petits moteurs. Imperceptible souvent, le mouvement y était si réel que le plaisir d'en suivre les péripéties demeure entier un demi-siècle plus tard. A partir de 1967, il travaille le métal poli.
Rangé dans l’art cinétique, il s’en défend, car ce qui le caractérise, plus que le mouvement, c’est la lenteur et l’aléatoire, la volonté de surprendre.
4.0
C'était demain,
la Science Fiction
Photo de Jeremy Yap sur Unsplash
4.1
Voyages dans le temps
Voyages dans le temps volontaires (avec machine adequat)
– La machine à explorer le temps, USA, film de George Pal, 1960 [Lien externe: Allo Ciné]
– La machine à explorer le temps, USA, film de Simon Wells, 2002 [Lien externe: Allo Ciné]
– C'était demain, USA, Nicholas Meyer, film de 1979 [Lien externe: Allo Ciné]
– Retour vers le futur, film de Robert Zemeckis, 1985, 1989, 1990 [Lien externe: Allo Ciné]
– Retour vers le futur, film de Nathalie Amsellem, 2023 [Lien externe: Allo Ciné]
Voyages involontaires (dûs à un évènement extérieur)
– Nimitz, retour vers l'enfer, film de Don Taylor, 1980 [Lien externe: Allo Ciné]
– Philadelphia experiment, USA, film de Stewart Raffill, 1984 [Lien externe: Allo Ciné]
– Bandits bandits, RU, film de Terry Gilliam, 1981 [Lien externe: Allo Ciné]
– Les guerriers de l'apocalypse, Japon, Saito Kosei, 1979 [Lien externe: Allo Ciné]
4.2
Temps paradoxal
Temps paradoxal
– C'est arrivé demain, US, film de René Clair, 1944 [Lien externe: Allo Ciné]
– Prisonniers du temps, USA, film de Richard Donner, 2003 [Lien externe: Allo Ciné]
– Un jour sans fin, USA, film de Harold Ramis,1993 [Lien externe: Allo Ciné]
– Hors du temps, Québec, film de Robert Schwentke, 2009 [Lien externe: Allo Ciné]
5.0
Temps concept
5.1
Le paradoxe illustré
– Arman (1928-2005) Accumulation de pendules, sculpture, gare Saint-Lazare
A la gare, l'exactitude est de rigeur. Toutes les pendules ont des heures différentes (heures prévues pour les trains, ou signe que l'heure est un concept ambigü,). Et... le temps marque l'oeuvre: coulées de pluie, fientes de pigeons, etc.
– Joseph Kosuth (1945- ) Clock (one and five), 1965 [Lien externe: TATE]
Quatre photographies noir et blanc contrecollées sur aluminium, horloge
En 1965, alors qu'il a à peine vingt ans, Joseph Kosuth conçoit une série d'oeuvres qui jettent un pavé dans la mare du formalisme et du minimalisme ambiant. Les Proto-investigations (qu'il appellera rétrospectivement ainsi en référence aux « Investigations » des années 70) initient la démarche analytique et systématique qui allait faire du jeune étudiant de la School of the Visual Art de New York l'une des figures majeures de l'art conceptuel émergent. A un monde de l'art affamé d'objets - qu'il soient « spécifiques » ou formalistes - Kosuth soumet des propositions qui n'ont, en théorie, nul besoin d'être actualisées dans un dispositif matériel pour être complètes. Si les Protoinvestigations sont laissées pendant de nombreuses années à l'état de notes, c'est en effet non seulement en raison de la situation financière de l'artiste, qui ne lui permettait pas de les réaliser concrètement, mais également - et peut-être surtout - à cause de la nature même de son entreprise : « Je ne disposais tout simplement pas de l'argent nécessaire, à cet âge, pour fabriquer des oeuvres, et, franchement, il n'y avait pas lieu de le faire, alors que je n'avais pas d'espoir tangible de pouvoir les présenter, et aussi compte tenu de la nature du travail ». L'art, selon Kosuth, n'a plus pour but de produire des objets mais de construire des significations et les objets concrets qui composeront les oeuvres effectives ne seront rien d'autre que les éléments contingents d'une syntaxe articulant la proposition. Dans son essai de 1969 « Art after philosophia », où s'indique l'influence fondamentale que la philosophie du langage et le positivisme logique d'un Wittgenstein ont représenté pour lui, Kosuth développe l'idée que les oeuvres d'art sont similaires aux propositions analytiques du langage. L'art, comme la proposition analytique, est absolument tautologique: il ne contient pas de référence à autre chose qu'à lui même et appartient en ce sens au domaine des seules idées. « Art as idea as idea » clame Kosuth, qui propose ce faisant une actualisation radicale de l'idée renaissante de l'art comme cosa mentale. De fait, il n'est pas absurde de considérer que les proto-investigations reprennent d'une certaine manière à leur compte l'exigence humaniste d'une enquête générale sur les formes de la représentation et les procédés de signification. Clock (One and Five), English / Latin Version consiste en l'assemblage d'une horloge, d'une photographie de cette horloge à échelle un et des photostats agrandis de trois entrées du dictionnaire bilingue anglais/latin des mots « time », « machination » et « object ». Cette oeuvre déploie donc un dispositif tripartite qui confronte des processus de représentation formellement différents: un objet (l'horloge) soustrait à son contexte d'origine et placé en contexte artistique, qui se désigne ainsi lui-même (à la manière d'un ready made), sa représentation iconique (cette reproduction mécanique qu'est la photographie) et sa représentation linguistique (la/les définitions du dictionnaire). A travers cette triple représentation d'une même chose, l'oeuvre illustre le mécanisme de la représentation et semble mettre en évidence son caractère absolument tautologique, renvoyant par là même au fonctionnement de l'art tel que le définit Kosuth : « Qu'est ce que représenter un objet ? » (et donc « qu'est-ce que l'art? ») se demande cette oeuvre - et la réponse semble être tautologique: une horloge est une horloge est une horloge (l'art est la proposition qu'articule l'oeuvre - « art as art as art »). Remarquons toutefois que Kosuth complique ici légèrement le dispositif à l'oeuvre dans d'autres propositions de la même époque comme One and Three Chairs ou One and Three Brooms, qui réunissaient au sein d'un même display un objet quotidien, sa reproduction photographique et sa représentation linguistique sous forme de définition du dictionnaire. Or, dans Clock (One and Five), English / Latin Version, la définition linguistique n'est pas à proprement parler une description de l'objet comme le sont l'article de dictionnaire sur la chaise ou sur le balai, mais la définition de concepts qui sont liés à cet objet (le « temps », la « machination », « l'objet »). Le langage se perd alors dans sa multiplicité et échoue à définir l'objet. Cette oeuvre de Kosuth creuse la différence entre les différents modes de signifier plutôt qu'elle n'en démontre le caractère tautologique: les trois processus de représentation désignent, par leur association, une quatrième horloge, idéale et invisible, toujours dérobée. En définitive, ce que met en évidence une oeuvre comme Clock (One and Five), English / Latin Version est ce que l'on pourrait appeler, paraphrasant le titre d'un de ses essais de 1981, la fabrique de la signification (« The making of meaning »). En ce sens, et malgré les affirmations de son auteur, une telle oeuvre ne peut se passer de réalisation matérielle. Si la finalité des Proto-investigations est de rendre lisible, pour le spectateur, le procès de constitution de la signification, il est alors évident que l'interrogation philosophique doit être matérialisée. Ainsi l'oeuvre peut-elle coïncider avec son processus de signification, qui s'actualise dans la participation du spectateur.