HISTOIRE DE L’ART / CONFÉRENCES THÉMATIQUES
Le Lorrain
1.0
La carrière de
Claude Gellée
Tableux
La carrière de Claude Gellée 1600-1682 (dit Le Lorrain) se situe pour l'essentiel entre 1625 et 1675. C'est assez dire qu'elle couvre la majorité d'un siècle par ailleurs foisonnant tant en artistes qu'en «courants». La peinture semble se morceler, se différencier, et la commodité amène â caractériser d'un mot les écoles «nationales» luminisme espagnol, baroque flamand, réalisme hollandais, classicisme français.
Mais un schéma aussi simpliste ne peut rendre compte de la diversité des styles, d'autant qu'il n'intègre pas la complexité des échanges européens un mécénat éclectique ignore, de fait, les frontières, la multiplication des collectionneurs engendre un véritable commerce d'art, et par ailleurs Rome, creuset où se mêlent toutes les tendances, accueille et forme des artistes de tous pays.
C'est justement à Rome que Le Lorrain, comme Poussin, s'installe définitivement dès 1627. Né à Chamagne (près de Lunéville), il n'a jusquelà pas eu de carrière propre, et les hasards de l'emploi l'ont conduit de l'atelier de Tassi à Rome à celui, peut-être, de Wals à Naples, puis à travailler avec Deruet aux décors de l'église des Carmélites de Nancy. Il semble que dès 1627 il ait acquis un renom qui lui vaut des commandes. Vers 1630, il commence le Liber Veritatis (British museum), album dans lequel il reproduit jusqu'à sa mort les tableaux qu'il exécute. Précieux document qui est aujourd'hui notre plus importante et plus sûre source de renseignements.
1.1
Son style
Poussin, Lorrain, sont considérés ensemble comme les représentants du classicisme, ce qui suppose, selon le théoricien Bellori (1672) un idéal d'équilibre, une nature corrigée par la raison. Fondé sur l'humanisme de la Renaissance, le classicisme reconduit, par l'étude de l'Antiquité classique, par l'analyse des grands modèles du xvr siècle (et particulièrement Raphaël), l'idée platonicienne de la Beauté suprême. Il n'en faudrait pas pour autant conclure à l'artificialisme. La vision du Lorrain est éminemment naturaliste, fondée sur l'étude de la campagne romaine. Mais une campagne ordonnée de façon claire et simple, soumise à une inspiration initiée par Théocrite, reprise par Virgile.
1.2
Ses compositions
Elles font appel à quelques principes fondamentaux répondant à un schéma scénique premier plan où se joue l'action, éventuellement d'ailleurs anecdotique et secondaire; opposition symétrique latérale des décors (arbres ou bâtiments); répartition des formes, gradation lumineuse, flou des lointains, structurent la profondeur.
1.3
Lumière et temporalité
Généralement, et particulièrement dans les figurations de ports, le soleil est situé à l'horizon; il génère les fuyantes, conduit l'oeil du spectateur en suggérant l'immensité, que les bateaux vont affronter... Le voyage, son déroulement dans le temps, est thème courant au xvir siècle, d'autant qu'il récupère l'idée chrétienne de vanité et d'éphémère. Mais la traversée que suggère Le Lorrain est celle de la vie où le soleil, à l'infini, se propose comme «l'inconnu, l'ineffable, métaphore de Dieu» (H. Diane Russell, Catalogue de l'exposition 1983). Parallèlement, en dépit de son substrat mystique, la lumière se fait le véhicule essentiel de la vie. De par sa circulation à l'intérieur du tableau, elle anime les détails, les graduant, les diversifiant, dans l'infinité de ses nuances, renvoyant peu à peu chaque élément du paysage à tous les autres. Et son action dissolvante conserve à la nature son devenir. Le Lorrain refuse de figer le temps, poursuit la saisie de l'instant, en arrive même à tenter de rendre avec précision l'heure où se déroule l'action. Marcel Roethlisberger (Claude Lorrain, the paintings, critical catalogue 1961) a observé que près de la moitié de ses oeuvres se constitue en paires
or, les pendants reçoivent la lumière de deux directions opposées. Selon le sens normal de lecture, la lumière venant de gauche signifie le matin (et ordonne les tons froids du paysage), celle située à droite évoque le soir (et commande des couleurs chaudes et brunes). Système binaire d'opposition que justifie parfois le sujet, mais que commandent aussi, souvent, des correspondances symboliques : ainsi un épisode héroïque ou tragique se déroulerait de préférence le matin, laissant aux scènes pastorales et idylliques l'atmosphère vespérale.
1.4
Les sujets
Rien n'est gratuit dans la peinture de Claude Lorrain. Cet artiste réputé fruste sert avec exactitude une fable qu'il emprunte à la somme de culture que distille le climat romain.
Ses sources sont littéraires les Métamorphoses d'Ovide, qu'il expurge de toute référence violente ou érotique, PAne d'or d'Apulée, l'Iliade, l'Enéiàe, la Bible, etc. L'étude précise de ses tableaux montre qu'il analyse soigneusement les textes auxquels il se réfère, ce qui fait pièce à l'opinion généralement répandue que pour lui le sujet ne compte pas. Si ce dernier a pu longtemps apparaître aux yeux du public comme secondaire, c'est parce que l'identification en est souvent difficile, et que d'autre part la prégnance du paysage, du décor, de l'atmosphère lumineuse, semble dénier aux personnages, à l'action, tout rôle majeur. Le problème est qu'il s'agit là d'une vision généralisatrice du monde, un monde total dont l'homme participe, dans lequel il baigne, simple élément de l'harmonie de la nature, à laquelle il est intimement lié. Le sujet guide et ordonne figure humaine et décor pour qu'ils délivrent ensemble l'essence du message : ainsi les arbres, dans leurs espèces et dans leurs formes, sont choisis en fonction de l'esprit du thème, tandis que leur mouvement souligne l'action. Les édifices diffèrent subtilement (ruiniformes, par exemple, dans les pastorales) tandis que les couleurs se plient aux conventions admises le bleu exprime la nature divine et la sérénité, le rouge la puissance de l'amour, le violet la soumission, les verts espoir ou servitude.
2.0
Les tableaux
Le Lorrain (1600-1682) Ulysse et Chryséis et Paris et OEnone
Le Lorrain (1600-1682) Paris et OEnone
L'appariement marine/paysage présente pour Gellée le double avantage de proposer un contraste formel et une recréation du monde dans sa totalité terre/ciel. Notons que si chaque tableau est une entité, une subtile asymétrie de composition indique qu'il ne peut se comprendre qu'avec son pendant. En règle générale, tous les pendants ont mêmes dimensions, mais aussi même hauteur d'horizon, mêmes proportions internes, éclairages inversés, composition et atmosphère opposées, thèmes analogues ou correspondants.
– Le Lorrain (1600-1682) Ulysse et Chryséis
– Le Lorrain (1600-1682) Paris et OEnone
Observons selon cette trame Ulysse et Chryséis et Paris et OEnone. Il y a bien mêmes formats (1,19 x 1,50), même horizon (et points de fuite sensiblement au même endroit : légèrement à gauche du centre), situation du soleil en opposition (à gauche pour Ulysse, à droite dans Pâris) suggérant lumières matinale et vespérale.
La juxtaposition des deux toiles permet de percevoir assez vite un équilibre d'ensemble du décor : aux grandes masses des bâtiments de gauche dans Ulysse répondent, à droite, les grands arbres sous lesquels sont assis Pâris et OEnone. Une succession d'horizontales aligne les différents plans spatiaux: d'abord quai et talus, puis troupeaux (circulant dans le même sens et, dans les deux cas, traversant l'eau), emmarchement et quai, jetée et pont... Mais l'étude des correspondances décèle bien d'autres finesses, car l'organisation s'en fait sur deux registres, en parallèle et en opposition.
Parallèlement à droite, deux colonnes dans Ulysse et Chryséis, deux arbres pour Pâris et OEnone; à gauche se donnent la réplique les architectures; à droite, même oblique au bas des deux tableaux (voile abaissée d'un côté, tronc de l'autre). Les structures compositionnelles se révèlent analogues, mais non équivalentes.
En opposition les “héros” sont, dans Ulysse et Chryséis, en haut et à gauche, en bas et à droite dans Paris et OEnone, mais groupés par trois dans les deux cas, et dans les deux cas deux personnages essentiels et un «faire valoir» (Chryséis/Chrysès, Ulysse; Pâris/Œnone, une figure féminine) le lien est l'amour (paternel, conjugal). Les boeufs, à gauche dans le port, sont plus massivement groupés à droite dans le paysage. Au vaste plan marin de l'un fait contrepoint dans l'autre un lac lointain.
Sur le plan des motifs, contrastent bâtiments prédominants (travail humain) et nature triomphante (oeuvre divine), rigidité et souplesse, mer et rivière, ciel limpide et masses nuageuses, montée sans heurt vers l'horizon et succession de ressauts... Et, plus généralement, l'agitation relative et la quiétude apparente la multiplication des verticales engendre une sensation dynamique, la répétition d'horizontales apaise. Le nombre et les gestes des personnages, l'agitation de l'eau, indiquent, comme dans tous les ports de l'artiste, une animation qui connote l'idée de départ; en contraste, le statisme de Pâris et OEnone, comme lovés dans l'angle du tableau, laisse supposer le calme et la quiétude qui conviennent au paysage pastoral.
Cela pour le principe général et dans une première lecture.
3.0
Analyse des oeuvres
en regard du mythe
Les deux sujets sont référés à l'Iliade, dans un ordre chronologique F d'ailleurs inversé, justifié sans doute par une réalité historique (Ulysse ramène Chryséis le matin) et une volonté symbolique (soir des amours de Pâris et OEnone).
Pâris et OEnone selon une note de l'artiste sur le dessin préparatoire, le thème est tiré du Ravissement d'Hélène de l'écrivain Du Souhait, considéré à l'époque comme traduction authentique de l'Iliade. L'on sait que lors de la naissance de Pâris, les devins ayant prédit qu'il causerait la ruine de son pays, Priam avait confié au berger Agélaos le soin de le tuer celuici l'épargne et l'élève sans lui révéler son origine. Alors qu'il n'est encore que berger, Pâris épouse une nymphe des fontaines, cEnone. Et tandis que tous deux gardent les troupeaux, il grave le nom de sa compagne sur les écorces (d'où, sur la toile, le geste d'Œnone vers le tronc), lui jurant que, si jamais il l'abandonne, les eaux du fleuve Xanthos reflueront. «O beau fleuve Xanthe, écrit Du Souhait, rebroussez votre cours.., car le beau Pâris qui faisait tant d'estat d'aimer Hélène s'est rendu maintenant infidèle»... La toile est fidèle au texte le fleuve déjà reflue, qui se perd en des méandres insaisissables. L'atmosphère crépusculaire annonce l'abandon de Pâris tout autant que les désastres qui s'ensuivront (guerre de Troie, mort d'Œnone). Tout l'ensemble s'en trouve dramatisé.
Encadrée de décors à la manière théâtrale habituelle au Lorrain, la scène installe au premier plan les protagonistes du drame, essentiels puisqu'ils en sont l'origine et la raison cEnone en blanc et bleu (semidivinité), une nymphe en jaune (peutêtre allégorie du mariage), Pâris en rouge (amour). La nature n'est bucolique que d'apparence. Le ciel s'embrase, flamboie derrière les arbres. Notre oeil, pour saisir l'horizon, doit enjamber les talus qui jalonnent l'espace, le barrent, comme pour laisser présager le chemin difficile dans lequel va s'engager Pâris, entraînant avec lui tout son peuple. Une menace plane, que confirment, autour des arbres épanouis, les troncs inclinés ou brisés qui symbolisent le bonheur perdu des deux amants. Notons enfin que les architectures ruiniformes, si elles se conforment à la traduction usuelle du paysage idyllique par le peintre, connotent aussi la catastrophe, la destruction de Troie.
Ulysse ramenant Chryséis à son père. Le soleil émergeant à l'horizon projette: l'ombre puissante du navire, sur laquelle se découpent en contrejour les silhouettes des acteurs anonymes, marchands, pécheurs, voyageurs, qui peuplent le port. A la différence de la peinture précédente, tout ici est pâle et froid ciel jaune, bleus dominants. C'est que la scène se passe le matin (et l'éclairage vient de gauche), au moment exact de l'événement que décrit Homère «Ulysse arrive à Chrysé conduisant la sainte hécatombe (sacrifice de cent boeufs). Sitôt franchie l'entrée du port aux eaux profondes, on plie les voiles, on les range dans la nef noire; vite on lâche les étais, on amène le mât jusqu'à son chevalet, et on se met aux rames, pour gagner le mouillage. On jette les grappins et on noue les amarres. Après quoi on descend sur la grève, on y débarque l'hécatombe que l'on destine à l'archer Apollon, et Chryséis sort de la nef marine. L'industrieux Ulysse la conduit à l'autel et la remet aux mains de son père, en disant « Chrysès, Agamemnon m'a dépêché pour te mener ta fille et offrir à Phoebos une sainte hécatombe au nom des Danaens. Nous voulons apaiser le dieu, qui vient de lâcher sur les Argiens des angoisses lourdes de sanglots. »... Il convient de rappeler que l'Iliade commence précisément au moment où Chrisès, prêtre d'Apollon, supplie ce dernier de faire en sorte que sa fille, prisonnière des Achéens, lui soit rendue. Le dieu, écoutant sa prière, décime de ses flèches l'armée grecque jusqu'à ce que, conseillé par le devin Calchas, Agamemnon se décide à renvoyer Chryséis. La colère d'Apollon apaisée, les choses n'en seront pas pour autant simplifiées pour se consoler de la perte de sa captive/maîtresse, Agamemnon prend à Achille celle qui lui était échue, Briséis. Et Achille mortifié se retirera de la guerre, causant par son absence la défaite des Achéens.
Il s'agit donc ici, entre deux épisodes néfastes, d'un moment d'accalmie, oû le bénéfice du renoncement d'Agamemnon est supposé acquis. Le Lorrain en rend compte, apaise la composition en amples verticales qui structurent l'espace jusqu'à l'horizon de leurs répétitions, soulignées par les fuyantes qui, toutes, convergent vers le soleil. Sur le quai, des personnages vaquent à leurs occupations et se désintéressent de l'événement d'où la curieuse sensation d'une scène déroulée sur deux plans diachroniques. Le premier, espace de figurants en costumes du XVIIe siècle (spectateurs aujourd'hui et ici d'un drame d'un autre âge) dont la variété et l'exotisme témoignent du cosmopolitisme naturel à un port tout autant que du goût du voyage commun à l'époque. L'on sait que Le Lorrain faisait quelquefois appel à un spécialiste des figures seraitce la raison de cette dichotomie? Il semble bien plutôt qu'il y ait volonté de confirmer l'aspect théâtral, de constituer là le simple et nécessaire écran qui renvoie, pardelà la transition des boeufs, au lieu historique, espace second mais essentiel, et pourtant secondaire puisqu'il ne changera pas le cours des événements le haut de l'escalier, où, vêtus à l'antique, se tiennent Ulysse, Chryséis, Chrysès.
Donc, d'un tableau à l'autre, Claude Gellée accumule les détails signifiants de la légende. Le lien qui les relie n'est pas simple référent historique dans les deux cas se pressent une menace. Dans les deux cas, faiblesses et passions humaines auront des conséquences dramatiques pour l'histoire. Et, de part et d'autre, l'éclairage, plus que tout, véhicule l'idée flamboyant, générateur d'ombres denses d'un côté, glacial de l'autre où la (<nef noire», occultant le soleil, est sinistre présage.
Poussin (1594–1665) Orphée et Eurydice
C'est encore de drame qu'il s'agit dans la toile de Poussin (1594/1665), Orphée et Eurydice, elle aussi paysage bucolique. Poussin, bien plus que Le Lorrain, représente le paysage classique. Si le premier manifeste la fuite du temps, le second l'arrête. Chez Gellée la lumière génère les formes que du même coup elle fluidifie, les animant d'une vie d'autant plus évidente que s'en exprime l'éphémère. Poussin, lui, construit en masses lourdes, denses, pétrifiées, un paysage qu'un éclairage artificiel, dirigé avec précision, solidifie et pérennise. Ce que relève Huyghe quand il range le peintre parmi ceux qui « aiment la terre, la nature du sol. » Terre qu'une armature compositionnelle rigide organise en une géométrie souveraine, dessinant avec précision les volumes, jouant sur les analogies formelles pour rythmer l'espace.
Orphée et Eurydice, l'un des tableaux les plus réussis dans le genre par l'artiste, est particulièrement significatif. S'il s'agit de lumière, notons déjà que Poussin se garde bien de situer le soleil, ou d'adopter un éclairage rasant. Celuici est latéral, frappe de façon égale les détails dont il affirme la construction volumétrique. Théâtral comme chez Le Lorrain, encadré de décors qui font refluer la toile de fond où se découpent les architectures, l'espace se construit, de l'avant à l'arrière, avec une égale fermeté. Une série de rappels le structurent en profondeur et linéairement répétition des arrondis des talus, symétrie des arbres, reprise de formes semblables dans les architectures et la montagne, découpe et direction comparables des feuillages de droite et des nuages, des feuillages et fumées à gauche, eaumiroir où se reprennent en symétrie les motifs, opposition sombre/clair des talus flanquant le premier plan...
La légende d'Orphée est trop connue pour que nous ayons à y revenir. Pour les sources littéraires, le premier texte qui y fasse référence est, de Virgile, les Géorgiques:
«Alors que dans une course précipitée elle fuyait Aristée le long du fleuve, Eurydice, et elle devait en mourir, ne vit pas à ses pieds, caché dans les hautes herbes, un serpent monstrueux, habitant de ces rives » (Livre IV).
On la retrouve dans le Livre X des Métamorphoses d'ûvide «Tandis que la nouvelle épousée, en compagnie de la troupe des naïades, erre à l'aventure dans l'herbe, elle tombe, le talon percé par la dent d'un serpent. » Il semble que Poussin condense les deux textes, contracte le temps, et comme Le Lorrain dans Pâris et (Enone, laisse entendre le drame sans l'écrire. Moins subtilement, puisque le destin est bien présent dans la figuration du serpent. Mais comme Le Lorrain, Poussin fait appel à d'autres éléments suggestifs, porteurs d'atmosphère nuées annonciatrices d'orage, avec lesquellesjouent en redondance des fumées étrangement exhalées on ne sait d'où, eau, surtout.
Il convient de préciser d'abord que l'eau, quand Poussin la représente, n'est jamais chez lui, comme chez Gellée, eau vivante, animée, courante. Elle est plan immobile, masse visqueuse et lourde, miroir de formes. C'est au mythe de l'eau dormante, de «l'eau morte», selon le terme de Bachelard, qu'elle se réfère. Et paradoxalement, en dépit de sa solidité, de sa surface gelée, à l'idée de l'eau profonde. Narcisse ici redouble Orphée pour suggérer le redoutable gouffre infernal, et la barque anodine qui glisse dans le silence est bien sans doute celle de Caron... Si, de façon plus précise, l'on se reporte a la légende d'orphée, l'eau y apparaît sous ses deux formes infernale et terrestre, et dans toutes ses tendances archétypales (mort, passage, régénération, purification, liquide matriciel) dans sa descente aux « profonds séjours de l'Erèbe qu'enserrent les noirs flots fangeux du Cocyte et ses odieux roseaux, et l'eau croupissante d'un horrible marécage, et le Styx neuf fois les replie de son cours»; lors de la mort d'Eurydice; après celle d'Orphée, dont la tête, «arrachée de son cou marmoréen, roule emportée dans ses ondes par l'Hèbre Œagrien » (Virgile). Les personnages de Poussin reconstituent le drame en ses temps successifs. Sur la scène proprement dite, premier plan où Orphée charme de sa lyre trois figures tout occupées à l'écouter; second plan où Eurydice, vêtue de jaune conformément à la symbolique antique du mariage, forme autour du serpent, avec le pêcheur, un groupement que précisent l'orientation de leurs regards et la symétrie de leurs gestes.
A l'arrière, baigneurs, barque, hâleurs, spectateurs, sont dans leur anonymat comme les ombres de l'Erèbe futur.